Médicaments : Halte aux abus de tranquillisants
Les Français ont multiplié par quatre leur consommation de psychotropes en trente ans. Ils ne sont pourtant pas plus angoissés ni plus déprimés que les autres… Enquête.
La France est la championne du monde de la consommation de tranquillisants. Nous avalons « huit fois plus » d’anxiolytiques que les Allemands, glisse la Cour des comptes au détour du rapport alarmant sur le déficit de la Sécu qu’elle vient de publier. Les pouvoirs publics, en fait, s’en alarment depuis 1996, pourtant rien ne bouge. Pis, la quantité de boîtes remboursées chaque année ne cesse d’augmenter : plus de 150 millions, selon une étude du Centre de recherche, d’études et de documentation en économie de la santé (Irdes), pour un montant qui dépasse aujourd’hui le milliard d’euros, soit quatre fois plus qu’en 1980. Une croissance spectaculaire due en partie à l’augmentation du coût des antidépresseurs mais que l’on observe aussi en volume, puisque désormais les psychotropes représentent 7,9 % du marché. Plus d’un Français sur quatre en prend de temps en temps, dont 2,5 millions quotidiennement.
Selon une étude de l’assurance maladie, les psychotropes sont la deuxième classe thérapeutique la plus remboursée, après les antalgiques. Serions-nous plus angoissés, plus dépressifs que le reste du monde ? « Pas du tout, répond un expert, le psychiatre Patrick Lemoine (*), c’est tout le système qui est mal foutu ! » lance-t-il, un brin provocateur.
Des prescriptions abusives
Les occasions de stress ne manquent pas. « En tant que généralistes, nous sommes quotidiennement consultés pour une dépression, une crise d’angoisse, un trouble du sommeil, un comportement agité. Tous les âges, toutes les classes sociales sont concernés », constate le Dr Sauveur Boukris, auteur de Ces médicaments qui nous rendent malades (éd. Le Cherche Midi). Mais au-delà des dépressions réelles et des insomnies chroniques, les médecins prescrivent trop facilement pilules du bonheur et cachets pour dormir dès qu’un patient les demande. Les généralistes émettent à eux seuls 80 % des ordonnances de psychotropes, une classe thérapeutique que l’on s’attendrait à trouver en plus grande proportion chez les psychiatres.
Environ 10 % de la population se fait rembourser des antidépresseurs, alors que toutes les études indiquent que seulement 4,7 % de la population souffre d’une vraie dépression. « Les tranquillisants sont la “psychothérapie du pauvre”, note le Dr Boukris. Prescrire un médicament qui soulage rapidement les symptômes, même si l’on sait qu’il ne résout rien, est un acte facile. »
Des traitements mal adaptés
Dans son rapport intitulé « Le bon usage des médicaments psychotropes », la députée Maryvonne Briot souligne des durées de traitement « supérieures à six mois pour plus des trois quarts des usagers d’anxiolytiques, alors que la durée maximale recommandée est de trois mois ». Et, inversement, la CNAM constate que certains remboursements d’antidépresseurs s’interrompent après un ou deux mois, bien que ces traitements au long cours nécessitent d’être poursuivis six mois après la disparition des symptômes. Ce qui occasionne des rechutes, et des reprises de traitement.
Des médecins mal formés
En France, le nombre d’heures de formation initiale consacrées à la prescription de médicaments est cinq à six fois inférieur à ce qu’il est dans les pays d’Europe du Nord. « C’est culturel ! clame le psychiatre Patrick Lemoine. Nous sommes de formidables diagnosticiens mais de piètres thérapeutes. Je me souviens que, lorsque j’étais interne et que nous suivions la visite des patients, les grands professeurs nous détaillaient les cas avec emphase avant de nous indiquer rapidement la prescription, comme si cela n’avait aucun intérêt. »
Quant à la formation continue, bien qu’elle soit obligatoire depuis la loi du 4 mars 2002, elle ne concerne que 9 % des professionnels libéraux et reste massivement financée par l’industrie pharmaceutique, qui n’a évidemment pas pour objectif prioritaire de réduire les prescriptions de psychotropes. Selon Patrick Lemoine, « la grande réforme du médicament qui s’annonce n’aura aucune utilité sans une formation continue objective des médecins, et obligatoire au risque de perdre l’autorisation d’exercer. C’est le seul moyen de les aider à faire le tri dans les fariboles des visiteurs médicaux qui promeuvent les médicaments ».
Un système de remboursement complaisant
« Il faut supprimer le tiers payant de certains produits », tranche Patrick Lemoine. Il l’affirme : « Plus personne ne connaît le prix des médicaments. Si les patients devaient avancer les frais, ils consommeraient moins. Ils tiqueraient devant les ordonnances à rallonge et cela responsabiliserait tout le monde, médecins et malades. »
Trop d’automédication
Malgré de nombreuses tentatives des députés afin de faire changer la loi, le déconditionnement des médicaments est toujours interdit en France. « Dans toute l’Europe, les pharmacies délivrent le compte exact de comprimés pour la durée d’une prescription, rappelle Patrick Lemoine. Chez nous, les officines ne peuvent vendre que des boîtes complètes, toujours surnuméraires, puisque c’est l’intérêt de tout le monde. » Résultat : les patients conservent chez eux leurs excédents de médicaments. Dès lors, il devient très facile d’attraper un Temesta ou un Lexomil à la moindre contrariété. « Les Français se prennent facilement des médecins », déplore Edouard Serrini, généraliste à Melun. Ces produits engendrant une dépendance, c’est rapidement l’engrenage.
La culture du "tout médicament"
Dans son ouvrage Le Prix du bien-être – Psychotropes et société (éd. Odile Jacob), le Pr Zarifian appelle cela la « médicalisation systématique du moindre vague à l’âme ». D’après lui, la médecine française s’inspire depuis longtemps du modèle américain, « avec son catalogue de symptômes répertoriés, informatisables, correspondant chacun à une combinaison médicamenteuse ». Selon Patrick Lemoine, « on ne développe pas suffisamment les médecines alternatives. La relaxation, l’EMDR ou les psychothérapies, par exemple, sont des techniques très employées par les Allemands ou les Anglais, plus soucieux que nous d’échapper à la chimie ». « Quel médecin français sait qu’il suffit parfois de respirer dans un sac en papier pour calmer une crise d’angoisse ? Que les dépressions d’automne se soignent mieux par une exposition à la lumière que par un antidépresseur ? » Mais expliquer cela impliquerait des consultations plus longues, souvent difficiles dans des cabinets surchargés. Ainsi, le Dr Edouard Serrini l’avoue : « On choisit trop souvent l’ordonnance comme façon de clore rapidement l’examen d’un patient. »
(*) Je déprime, c’est grave, docteur ? (éd. Flammarion).
"Je suis devenue complètement dépendante"
Irina, 42 ans, essaie de se passer du Lexomil
« C’est l’engrenage ! » Irina a 42 ans. Belle, blonde, brillante… et angoissée. Cela fait de nombreuses années qu’elle alterne antidépresseurs, anxiolytiques et somnifères, au gré de ses ruptures sentimentales ou difficultés professionnelles. « La première fois, j’étais en pleine crise de couple, j’avais 23 ans. Mon généraliste m’a donné du Temesta et… j’ai avalé la boîte ! » Après cette tentative de suicide, c’est un ami stomatologue qui lui prescrit du Prozac. Qu’elle prend durant dix-huit mois. Et arrête brutalement, sans avis médical ni accompagnement. Rechute, re-Prozac, prescrit par… son gynécologue, cette fois.
Quelques années plus tard apparaissent des troubles du sommeil. « J’ai d’abord tenté les trucs sans ordonnance, comme Euphytose, à base de plantes, qui ne m’a rien fait, ou le Donormyl, qui me laissait abrutie toute la journée. Mon gynéco m’a donné du Lexomil. Une vraie découverte ! » En effet, les troubles s’arrangent, mais ce nomadisme médical la laisse sans réel suivi.
« Quand j’ai voulu arrêter le Lexomil, au printemps dernier, impossible de dormir une nuit complète. J’étais devenue complètement dépendante. J’ai compensé avec l’alcool. Et quand j’ai réalisé que je devenais accro au vin, mon psychothérapeute m’a prescrit du Xanax, mais ça me fait peur. J’ai peur que ça modifie mon comportement au quotidien. » Aujourd’hui, Irina jongle encore entre quelques verres de trop et quelques cachets de moins, mais fermement décidée, cette fois, à sortir de cette spirale hypnotique.
Marie Marvier - Tous droits réservés (2011) France soir